Interview de Céline Beliot : “Je refuse de sacrifier le long terme au court terme”
Après un parcours chez Danone, Cécile Beliot a rejoint le Groupe Bel en 2018 en tant que directrice générale adjointe chargée de la stratégie, des marchés et de la croissance.
Forte de son parcours et de son expérience internationale, elle incarne aujourd’hui une génération de dirigeants engagés pour inventer le futur de l’industrie agroalimentaire.
Directrice générale du groupe depuis mai 2020, elle mène la transformation du groupe vers un modèle de performance durable et responsable.
Elle a présenté sa vision lors du FoodCamp aux deux cents entrepreneurs et dirigeants présents.
POURQUOI BEL EST UNIQUE SUR LE MARCHÉ ?
C’est d’abord une entreprise très connue pour ses marques, globales et iconiques. La Vache qui Rit a plus de cent ans. Elle appartient au patrimoine culturel des Français mais pas seulement, car elle est distribuée dans plus de 120 pays. Babybel, Kiri, Boursin, Pom’Potes sont des marques très connues également.
C’est, ensuite, une réussite française, industrielle et familiale qui dure depuis cent cinquante ans, issue de deux savoir-faire typiquement jurassiens : l’industrie laitière et la micromécanique. En effet, la performance de nos machines nous permet de garder notre avantage compétitif : personne d’autre que Bel ne sait faire du Babybel ! Nous sommes propriétaires de machines très pointues pour miniaturiser et emballer nos produits avec précision. Apéricube, Pom’Potes et Babybel relèvent d’un même modèle : celui de la « portion de bien manger », laitière ou fruitière. Nos 29 sites de production fabriquent des « portions de bien manger » dans le monde entier.
Enfin, ce qui nous distingue de nos concurrents, c’est notre accessibilité au plus grand nombre. « Bel, for all, for good », c’est une réalité. Nos marques sont « populaires » ; elles touchent toutes les classes socioprofessionnelles, en France et à l’étranger. C’est une exigence qui nous oblige à demeurer créatifs.
COMMENT AVEZ-VOUS SURMONTÉ LA CRISE ?
Comme toutes les entreprises, nous avons fait face à une situation imprévisible, d’une ampleur inédite.
L’année 2022 a été un « stress test » grandeur nature de notre stratégie, dont les grands leviers ont été validés : élargissement du portefeuille, accélération sur le fruit et le végétal et diversification géographique. Nous avons continué à faire de la croissance aux États‑Unis et au Canada et nous sommes désormais solidement implantés en Asie.
En Chine, nous avons fait une acquisition structurante qui nous permet d’avoir accès à l’amont laitier et de produire sur place, condition nécessaire à notre expansion.
En Inde, après un test de La Vache qui rit en mode « start-up », nous avons trouvé le modèle économique pour fournir des portions de fromage à 10 roupies. Pour fournir 6 millions de points de vente en Inde (sur les 10 millions de points de vente du pays !), nous nous sommes associés à Britannia Foods, qui nous apporte sa puissance de distribution. Enfin, nous avons poursuivi notre stratégie d’innovation, parfois en partenariat avec des start-up afin de développer les solutions de l’alimentation de demain. Diversification et innovation : voilà ce qui nous a permis de faire face à la crise, sans dévier de nos objectifs en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE).
C’est ce qu’apporte un groupe familial : le rapport au temps n’est pas le même.
Pendant la tempête, on fait ce qu’il faut pour résister, mais on a maintenu notre modèle de développement « sur deux jambes » : performance financière et performance extra-financière. Nous n’avons pas coupé un seul investissement dédié à la transition et à nos objectifs de développement durable.
QUELS SONT CES OBJECTIFS EN MATIÈRE ENVIRONNEMENTALE ?
L’ambition climat du groupe implique une réduction nette d’un quart des émissions de gaz à effet de serre de Bel, sur toute sa chaîne de valeur entre 2017 et 2035. Le groupe s’engage à accélérer la réduction de son empreinte carbone afin de contribuer à limiter le réchauffement climatique sous les + 1,5 °C. Bel s’est engagé à réduire les émissions de ses Scope 1 et 2 (en valeur absolue) de 75,6 % entre 2017 et 2035.
Cela passera par l’amont agricole : à la fin de 2020, les achats de lait représentaient 52 % des émissions carbone liées à la production de matières premières pour le groupe. Nous accompagnons les producteurs dans la transition vers des modèles socialement et écologiquement durables, pour ouvrir la voie à une agriculture à la fois régénérative et attractive pour les générations futures.
La décarbonation est un moteur de notre performance, qui passe aussi par une approche responsable et partenariale de nos emballages.
Nous voulons mesurer l’impact de nos actions sur la biodiversité sur toute la chaîne de valeur du groupe (ingrédients, usines, fin de vie des produits). Nous avons mis en place une politique de protection des forêts et des écosystèmes naturels et des actions de mécénat en matière d’agroforesterie.
Tous ces projets sont menés en lien avec nos parties prenantes : producteurs de lait, start-up, organisations (WWF, SBTn…).
QUELLE EST VOTRE POSITION SUR LE PRIX, À L’HEURE DE L’INFLATION ET DES NÉGOCIATIONS AVEC LES DISTRIBUTEURS ?
Nous nous adaptons à des clients aux attentes très différentes. Les négociations ne sont pas les mêmes aux États-Unis qu’en France. Mais, ce qui nous caractérise, c’est notre transparence. Il y a quatre ans, avant même la loi EGAlim, nous avions signé un accord tripartite avec Intermarché et nos éleveurs, ce qui donnait de la visibilité sur le coût des matières premières. Pour la première fois, nous n’avons pas négocié uniquement le prix, mais nous avons discuté du développement de la valeur, dans une optique durable.
Cette année, avec Carrefour, nous avons signé un accord commercial intégrant la performance carbone. Nous allons ainsi suivre de façon pérenne l’impact carbone des produits vendus par l’enseigne. Pour la première fois avec un distributeur, on redéfinit le sens du mot « performance », qui porte sur l’impact climatique et pas uniquement financier. Nous collectons toutes les data carbone et nous les intégrons dans les performances de chacun de nos produits.
Nous mesurons la performance financière au même titre que la performance carbone.
Chaque mois, nos chefs de produits et nos directeurs d’usines reçoivent l’impact carbone de chaque produit, et peuvent ainsi piloter leurs objectifs carbone de la même façon que leur chiffre d’affaires. Le prix n’est donc plus l’unique sujet de discussion.
Tous nos business plans se font sur leurs deux jambes : trajectoire financière et trajectoire carbone. C’est la première fois qu’un distributeur prend ses responsabilités, se positionne en « sélectionneur », avec la capacité d’avoir une influence positive sur les choix alimentaires de ses concitoyens.
Le retail a un impact énorme sur la façon dont nous nous nourrissons.
L’éducation est essentielle. Elle porte notamment sur le prix. Nous devons expliquer aux consommateurs et apprendre aux enfants ce qu’est la juste valeur de l’alimentation.
C’est un enjeu de santé, d’égalité sociale, de souveraineté et de protection de l’environnement.
QU’APPORTE UN GROUPE FAMILIAL SUR CES QUESTIONS ?
Le rapport au temps. Mes actionnaires ne considèrent pas qu’ils ont hérité du groupe, mais qu’ils l’ont emprunté à la génération d’après. Dès lors, quand on raisonne à l’échelle d’une génération, on est obligé de prendre en compte des enjeux tels que le changement climatique ou la rémunération des producteurs de lait. Il y a une vraie sincérité, une conviction sur la RSE depuis plus de vingt ans. Quand Antoine Fiévet, qui représente la cinquième génération de la famille fondatrice et qui a été PDG de Bel pendant seize ans, a décidé, il y a quelques années, de conclure avec nos partenaires éleveurs des accords qui fixent le prix du lait pendant un an, c’était une décision très forte, le lait représentant 80 % de nos coûts de production ! Quand on a installé, il y a sept ans, des biomasses près de nos usines pour ne plus dépendre des énergies fossiles, le retour sur investissement prévu était de… vingt-sept ans !
Il est désormais de cinq ans : c’était donc la bonne décision. La question centrale est « Que faut-il faire pour avoir une activité résiliente et durable ? ». Nos marges ont pour objectif de financer cette transition.
Nous sommes le premier groupe de l’industrie laitière et la cinquième entreprise au monde à avoir volontairement indexé nos lignes de crédit sur nos performances de développement durable
QUEL EST LE RÔLE DE BEL DANS LA TRANSFORMATION DE NOTRE MODÈLE ALIMENTAIRE ?
Nous devons effectuer un changement de modèle agricole et alimentaire, et Bel est là pour montrer la voie. L’innovation a toujours fait partie de notre ADN ; cette audace est dans nos valeurs. Notre objectif n’est pas d’être les plus gros mais les plus innovants et les plus responsables.
Nous avons renouvelé pour la sixième année consécutive notre partenariat avec l’Association de producteurs de lait Bel Ouest (APBO) afin de nous accorder sur une revalorisation du prix du lait et sur des pratiques agricoles plus durables. Nous avons aussi récemment lancé avec le World Wildwife Fund (WWF) une Alliance pour le développement de l’agriculture régénératrice, car il n’y aura pas de futur de l’alimentation sans sols vivants. Je suis convaincue de la pertinence d’un modèle d’élevage et d’agriculture durable et régénératrice, qui ne sera toutefois pas suffisant pour nourrir bientôt 10 milliards d’êtres humains. Nous n’avons pas le choix : il faut également changer nos comportements alimentaires et rééquilibrer notre alimentation entre protéines végétales et animales, les deux devant rester complémentaires.
Nous savons qu’aujourd’hui 800 millions de personnes dans le monde souffrent d’obésité et autant de personnes de malnutrition.
Nous voulons contribuer à une alimentation plus saine à travers nos marques à destination des enfants et des familles. Ces marques sont populaires, positives, et ont le pouvoir de contribuer à une transition alimentaire désirable. En ce sens, nous avons mis en place un système de profilage nutritionnel, Bel Nutri+, fondé sur les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
La dernière frontière que nous repoussons est celle de l’alimentation de demain, qui reste encore à inventer. Je n’oppose pas « élevage » et « biotechnologies » ; ce sont des terrains d’innovation complémentaires.
Nous nous intéressons aux biotechnologies, à l’intelligence artificielle et à la réflexion sur la protéine. Il existe aujourd’hui des start-up capables de développer des fromages avec uniquement de la protéine végétale. Nous collaborons par exemple avec Superbrewed Food, une jeune entreprise qui propose une alternative aux protéines animales unique en son genre. Avec leurs équipes, nous testons, sur nos gammes de fromages traditionnels ou végétaux, un ingrédient très riche en protéines issu de la fermentation.
EN QUOI VOTRE LEADERSHIP EST-IL ADAPTÉ À CE NOUVEAU MONDE ?
Je pense faire partie de la première génération de leaders qui a conscience de l’impact de ses actions à long terme, et qui connaît les solutions à mettre en œuvre telles que l’agriculture régénérative. Nous avançons sur un chemin de crête, entre performance financière et durabilité. Pour y parvenir, je m’appuie sur les gens. J’incite à la prise d’initiative, je partage ma vision, mes lectures, j’encourage la diversité, source de performance. Nos collaborateurs sont sensibilisés en permanence à la transition via trois piliers : « je prends conscience » ; « j’agis et je transforme » ; « je partage ».
Nous ne sommes pas une organisation non gouvernementale (ONG), mais je fais les choses parce que je pense que c’est ce qu’il faut faire pour transformer positivement notre alimentation. Je refuse de sacrifier le long terme au court terme.
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